L’eau, la question sociale du XXIème siècle

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Un commentaire

L’eau, la question sociale du XXIème siècle

dimanche 30 novembre 2008, par Petrella*Riccardo

Dans le nouvel ouvrage qu’il vient de publier aux éditions Fidès, Manifeste de l’eau pour le XXIe siècle,

Riccardo Petrella propose un nouveau pacte social pour l’eau. L’Institut européen de recherche sur la

politique de l’eau (IERPE), créé en 2006 et qu’il préside, prépare une rencontre internationale intitulée

« Faire la paix avec l’eau », qui se tiendra à Bruxelles les 12 et 13 février 2009, en lien avec le World

Political Forum.

Résumé

L’eau, synonyme de vie (au même titre que l’air et le soleil), tout en étant une

« ressource naturelle vitale », ne relève pas de la gestion économique d’une ressource

naturelle limitée en voie de raréfaction, mais d’une politique globale de la vie, d’une

politique de société. La vie, la société, peuvent se passer du pétrole (elles l’ont fait

pendant des millénaires, elles le feront au cours des prochains millénaires) mais pas

de l’eau.

L’accès à l’eau, la sauvegarde de l’eau, la propriété de l’eau, la gestion de l’eau, les

rapports de pouvoir de décision et de contrôle sur l’eau, les pratiques sociales de l’eau,

les croyances et les symboles sur l’eau, les modes de vie… : tout est influencé, façonné,

pensé par la société.

Huit raisons principales font de l’eau, dès aujourd’hui, la question sociale principale de

ce début de siècle, avec l’alimentation, le travail et l’énergie :

1. le déni d’accès à l’eau potable pour 1,5 milliard de personnes et aux services

sanitaires pour 2,6 milliards est un scandale mondial social ;

2. la pauvreté est la principale cause du non-accès à l’eau et non pas la rareté de

l’eau ;

3. si des mesures radicales ne sont pas prises, en 2030 plus de 2,4 milliards d’êtres

humains vivront dans l’habitat anti-humain et « insoutenable » que sont les

bidonvilles ;

4. l’inégalité de pouvoir est un facteur déterminant dans l’inégalité d’accès à l’eau

pour la vie et pour la sécurité d’existence des collectivités humaines ;

5. la politique de l’eau et les usages de l’eau dépendent étroitement du régime de

propriété de l’eau ;

6. il en est de même des règles concernant la gestion de l’eau et la participation des

citoyens au « gouvernement » de l’eau ;

7. pour garantir un futur « soutenable » de l’eau et de la vie sur la planète à la

lumière du changement climatique, il faut aller au-delà de l’ethno-centrisme et de la

primauté des intérêts techno-financiers compétitifs des pays du Nord ;

8. la mise en place d’un « pacte »/« contrat » mondial de l’eau au cours des années à

venir est conditionnée par la construction d’une nouvelle architecture politicoinstitutionnelle

mondiale.

Introduction

Avec la nourriture, le travail et l’énergie, l’eau est devenue (de nouveau) la grande

question sociale de la première moitié du XXIe siècle. La vie de toute espèce vivante

dépend directement du soleil, de l’air et de l’eau : on peut se passer de la viande de

boeuf et des pommes de terre ; on peut se passer du pétrole (d’ailleurs, il le faudra

bien) ou de l’or, comme on peut vivre sans un travail rémunéré, sans euros en banque,

GSM ni auto. Mais jamais (au passé comme au futur), on ne pourra se passer du soleil,

de l’air et de l’eau. Ils sont non seulement à la base de la vie, ils sont la vie. C’est pour

cela qu’un poète latin d’il y a 2000 ans, Ovide, a pu écrire que « Dieu n’a fait ni le

soleil, ni l’air, ni l’eau propriété privée… ».

L’eau est une « question sociale » dès l’existence d’un groupement humain : le pouvoir

de décision en matière de propriété, d’accès et d’usage de l’eau est fondamental. Qui a

et contrôle ce pouvoir domine l’accès à la vie. Il faut être non seulement « puissant »,

mais aussi riche car, comme le montrent les rapports des agences des Nations unies et

en particulier celui du PNUD publié en 2006 [1], le milliard 500 millions de personnes

qui n’ont pas accès à l’eau potable et les 2,6 milliards qui manquent de services

d’hygiène sont dans cette situation non pas à cause d’un manque d’eau dans les

régions où elles habitent mais principalement à cause du fait qu’elles sont pauvres.

Nous entrons ainsi dans le vif du sujet. La thèse de cet essai est la suivante : alors que

l’eau est vie, elle est désormais traitée principalement comme une

ressource/marchandise, un bien économique marchand qu’on peut s’approprier,

acheter, vendre comme on achète le pétrole (ainsi parle- t-on de l’eau comme « or

bleu » par analogie au pétrole « or noir »). L’eau est mal utilisée, surexploitée et

« consommée » comme un bien de consommation et une ressource productive dans le

« respect » principalement des impératifs de la « croissance économique » et des

intérêts des producteurs, des « consommateurs » et des actionnaires des entreprises

d’eau. Ces dernières sont laissées de plus en plus libres d’agir sur des marchés

libéralisés et déréglementés à la poursuite du taux de retour sur l’investissement le

plus élevé possible.

Dès lors, l’eau est en train de devenir, à travers le monde, en Espagne et aux Etats-

Unis, au Moyen Orient comme en Asie centrale, en Amérique du Sud comme en

Afrique, source de conflits et de pratiques sociales opposées aux principes de justice,

d’égalité, de fraternité, de liberté, et de sagesse. En ce sens, l’eau est une question

sociale plus qu’une question environnementale. Elle devrait faire partie, dans tous les

pays, des compétences du premier ministre et non pas du ministre de

l’environnement. Cette idée est présente au sein de la grande majorité des 22 agences

de l’Onu qui s’occupent de l’eau. De nombreux pays commencent à en être convaincus.

Ainsi, l’eau commence lentement à sortir des seuls cadres et choix fixés par la politique

d’une ressource naturelle vitale soumise à de multiples formes de prédation et de

dévastation, pour devenir partie intégrante de l’agenda politique national et

international.

international.

La prise de conscience des facteurs à l’origine du changement climatique (« le

maldéveloppement économique ») a largement contribué à ce glissement de

perspective politique. La politique de l’eau est une politique qui touche aux

fondements des sociétés contemporaines : l’égalité de tous dans le droit à la vie, la

question de la propriété de l’eau, la co-responsabilité partagée entre les Etats riverains

d’un bassin hydrographique transnational, le statut des services publics et les

modalités de leur gestion, la sauvegarde du « bon état » des corps hydriques et la

santé des espèces vivantes, la protection et la tutelle des sols, la prévention des risques

environnementaux et des calamités naturelles, le financement des infrastructures et

des services hydriques, l’usage des technologies et la promotion de l’innovation , les

pratiques culturelles, les symboles du bien-être, la participation des citoyens aux

décisions concernant la « cité….Tout cela est élément essentiel de la politique de l’eau.

Sans faire oeuvre de simplification, on peut estimer que si la grande « question

sociale » du XIXe et du XXe siècles a été représentée par la lutte contre la prétention

du capital (agraire, industriel et financier) d’être propriétaire du travail humain et

contre la prétention des puissances coloniales du Nord d’être propriétaires de

l’Afrique, de l’Amérique centrale et du sud, et de l’Asie, le XXIe siècle sera marqué par

la question de la vie, du droit à la vie pour tous, contre la prétention (pour l’instant

gagnante) du capital financier d’être propriétaire de la vie sur la planète (y compris

l’eau), de toutes les formes de vie [2]. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’eau en tant

que la question sociale de cette première partie du siècle.

Dans la section qui suit, j’essaierai d’examiner les huits raisons qui, à mon avis,

permettent de soutenir la thèse de cet essai. Dans la section finale, je traiterai des

propositions de solution et résumerai les propositions faites à la demande des

responsables de « Paroles d’eau » de l’Expo 2008 [3].

Les huit raisons qui font de l’eau la question sociale

de cette première partie du XXIe siècle

La première raison est constituée par les grandes inégalités entre êtres humains et

communautés territoriales dans l’accès à l’eau, dans la quantité et la qualité

nécessaires pour la vie et les activités productives. L’accès à la nourriture est dénié,

selon les statistiques officielles, à plus de 800 millions de personnes, alors que l’accès

à l’eau potable est dénié à 1,2 milliard et à l’eau pour l’hygiène à environ 2,6 milliards

d’êtres humains. Ces inégalités sont résumées par un chiffre : 20% de la population

mondiale « consomment » 86% des ressources hydriques de la planète. Le droit à la

vie n’est pas garanti pour tous.

La communauté internationale ne donne pas, actuellement, l’impression d’être

disposée à faire le nécessaire pour garantir à tous les habitants de la terre le droit

d’accès à l’eau dans l’espace d’une génération (2000-2020). Au sommet mondial des

Nations unies à New York en septembre 2000, elle a décidé que le maximum de

l’ambition qu’elle pouvait se donner était de réduire de moitié en 2015 le nombre de

personnes n’ayant pas accès à l’eau et aux services sanitaires. On sait, à mi-parcours,

que même cet objectif ne sera pas atteint, ce qui signifie qu’en 2015 il y aura toujours

plus de 2 milliards de personnes sans services sanitaires et plus d’1 milliard sans accès

à l’eau potable.

La deuxième raison, étroitement liée à la première, réside dans le fait que le nonaccès

à l’eau est principalement dû non pas à une question de disponibilité limitée,

accès à l’eau est principalement dû non pas à une question de disponibilité limitée,

voire de rareté, des ressources en eau. Seules quelques dizaines de millions de

personnes de par le monde manquent d’eau parce quelles vivent dans des régions à

forte pénurie d’eau (au-dessous de 500 m3 d’eau douce par an par habitant pour tous

les usages). Les autres (environ 1, 4 milliard) sont dépourvues d’accès à l’eau du fait

qu’elles sont pauvres. Même là où l’eau douce est abondante et disponible, comme

dans les pays amazoniens, en Afrique centrale, en Australie ou en Russie, les pauvres

n’y ont pas accès. En revanche, dans le désert le plus profond, les riches parviennent à

s’approvisionner en eau. A l’heure actuelle des régions pauvres en eau, comme les pays

de la péninsule arabique, la Californie, Israël, l’archipel des Canaries sont capables de

surmonter les problèmes d’approvisionnement grâce au dessalement de l’eau de mer.

Les plus grandes stations de dessalement au monde sont dans ces régions [4] et en

Australie. Ce sont des régions riches. Celles-ci ont les ressources financières pour

investir dans les nouvelles technologies et continuer ainsi à irriguer leur agriculture

d’exportation, leur industrie nucléaire, leurs industries touristiques. L’Espagne est le

principal pays européen en termes de production d’eau dessalée et de stations de

dessalement (environ 1000 stations). Les îles Canaries et la Catalogne sont à l’avantgarde,

notamment pour faire face aux besoins croissants en terrains de golf, énormes

consommateurs d’eau douce [5].

Les processus d’appauvrissement de la population mondiale et de croissance des

inégalités socio-économiques, loin de diminuer en intensité, n’ont fait qu’augmenter

dès les années 1970, s’accélérant depuis les années 1990. Les pauvres deviennent plus

pauvres et plus nombreux, les riches deviennent plus riches au détriment des classes

sociales moyennes et des pays « moyennement développés » ou qui sont « en voie de

développement » (sic) depuis trente ans.

Le fait brutal est simple. Alors que :

le dessalement de l’eau de mer est une priorité majeure pour la production agricole

pour l’exportation et pour les terrains de golf dans les régions riches du monde

manquant d’eau,

l’eau douce est surexploitée au Brésil pour la production de soja destiné à

l’exportation alors que plus de 40 millions de Brésiliens « meurent » de faim

(rappelons que le Brésil a l’intention d’augmenter la production de biocarburants qui

nécessitent plus de 1000 litres d’eau douce par litre d’essence produit),

les profits privés des ventes d’eau minérale et de source en bouteille (eaux qui sont

de propriété publique) dépassent les 50 milliards de dollars par an, à savoir deux fois

et demi la dépense nécessaire pour permettre d’avoir accès à des latrines publiques

aux 2,6 milliards d’êtres humains qui en manquent, et, dernier exemple, parmi tant

d’autres,

les dépenses militaires mondiales d’un an (environ 1870 milliards de dollars en 2007

sur un produit brut mondial en 2007 estimé de 72 000 milliards) sont supérieures à ce

qu’on devrait dépenser en dix ans pour permettre à tous les habitants de la planète

d’avoir accès à l’eau potable, aux services sanitaires et à la santé de base,

l’éradication de la pauvreté et le droit à la vie pour tous ne figurent pas parmi les

principales priorités des groupes sociaux dominants du monde (pays du Nord et du

Sud confondus). Leurs priorités sont ailleurs. Elles sont : leur puissance, leur richesse,

leur compétitivité, leur survie. Comme le démontrent les actes accomplis ces dernières

années, par exemple en Italie, en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis..., la

tendance des dominants n’est pas de combattre la pauvreté (ou l’injustice) mais de

tendance des dominants n’est pas de combattre la pauvreté (ou l’injustice) mais de

combattre les pauvres.

La troisième raison. Vu les priorités ci-dessus, les agences compétentes des Nations

unies prévoient qu’en 2030, 2,4 milliards de personnes habiteront des bidonvilles [6].

En Afrique, en Asie et en Amérique latine - où sont localisées 42 des 61 mégapoles du

monde comptant plus de 5 millions d’habitants -. plus d’un milliard d’êtres humains

vivent actuellement dans des bidonvilles, dans des conditions de pauvreté structurelle,

de violence physique, sociale et morale collective ; d’exclusion de tout genre et de déni

des conditions minimales d’existence dite « humaine ». Les riches des pays du Nord

n’y laisseraient même pas vivre leurs chats. Les bidonvilles, vraies « banlieues » du

monde, méritent bien leur appellation. Jadis, les « banlieues » étaient le « lieu »

d’extension, en dehors de la ville, de la législation émise (le « ban ») par le pouvoir

politique. A partir du XVIIIème siècle le mot a changé de signification pour devenir le

lieu des personnes « mises au ban », c’est-à-dire les personnes qui - industrialisation

et urbanisation sauvages aidant - n’étaient pas capables de vivre dans les villes, de se

permettre un habitat socialement sain quoique modeste. Si bien qu’aujourd’hui la mise

au ban des pauvres dans nos villes et l’abandon des banlieues à leur destin, font partie

intégrante des choix réels opérés ces trente dernières années par nos classes

dirigeantes.

Les habitats qui intéressent les dominants sont les villes globales et les villes

compétitives. Les « villes globales » sont celles qui, par leur dimension et par la

richesse et l’importance de leurs fonctions et activités, constituent d’énormes réseaux

mondiaux entre pouvoirs forts, capables d’influencer le devenir de l’économie et des

populations du monde. Actuellement, elles sont une douzaine seulement à pouvoir se

prévaloir d’un tel statut : New York, Londres, Tokyo, Shangaï, Paris, Singapour, Los

Angeles, Berlin, Sao Paolo, Francfort. Les villes globales sont l’expression des logiques

de puissance et de l’aggravation des inégalités structurelles sur lesquelles se fonde la

mondialisation actuelle, à savoir « l’archipel mondial ». Ce qui intéresse, dès lors, les

groupes dominants des villes « capitales » nationales et régionales qui ne sont pas

encore globales, est de faire entrer leur ville dans le club des « villes globales ». Pour

eux, le problème de leurs bidonvilles/banlieues n’est pas une priorité. Pour les groupes

dominants, les biens et services d’eau et de santé, les biens et services de « transport

public », les jardins d’enfants, les musées, les universités et les savoirs/connaissances,

la protection des sols et des villes contre les inondations et les calamités naturelles,

sont devenus principalement des patrimoines fonciers et financiers à privatiser, dont

la gestion doit être confiée à des sociétés privées, voire mixtes public/privé, ayant

comme objectif l’accroissement de la création de valeur pour le capital financier. Il en

va de même d’un terrain bâti, d’un pâté de maisons, d’un petit parc, d’un théâtre, d’un

hôpital… Tout est traité comme un bien économique qui vaut par sa valeur

« marchande » et financière et par sa contribution à la compétitivité de la ville

Pourtant, les germes et les « désirs » d’autres devenirs des villes sont partout, à

Mumbaï comme à Lagos et à Stockholm. Les « architectes » d’un autre devenir n’ont

pas disparu. Ils sont à l’oeuvre au niveau d’une école primaire de quartier, ou lorsqu’ils

luttent pour l’emploi des jeunes à Naples ou à Johannesburg, lorsqu’ils implantent des

éoliennes ou réalisent un plan systématique de réduction de la consommation

énergétique, lorsqu’ils inventent de nouveaux systèmes d’échange local et

expérimentent des systèmes agricoles « urbains » distance zéro… Ils ont à l’oeuvre,

aussi, lorsqu’ils réussissent, comme à Santa Fe (Argentine) ou à Atlanta, à republiciser

la gestion des services hydriques. Transformer les bidonvilles en des

habitats dignes d’une vie humaine, en commençant surtout par la mutation de nos

villes et par une autre pratique de la citoyenneté, sera le grand défi « politique » et

villes et par une autre pratique de la citoyenneté, sera le grand défi « politique » et

social du monde au cours des deux générations à venir. L’eau jouera un rôle essentiel

déterminant dans la capacité réelle d’effectuer une telle transformation.

La quatrième raison est implicite dans ce qui précède concernant la pauvreté et le

futur des bidonvilles/« banlieues du monde » : elle est relative aux rapports de

pouvoir. Dans le contexte des rapports de pouvoir actuels, la sécurité hydrique – à

savoir la sécurité en approvisionnement d’eau pour la vie et pour l’existence des

collectivités humaines, se traduit essentiellement par la sécurité en approvisionnement

des groupes économiques et sociaux forts des pays les plus puissants sur le plan

politique, économique et militaire. Aujourd’hui, face aux conséquences négatives du

changement climatique sur la disponibilité quantitative et qualitative d’eau douce (je

reviendrai sur ce thème en traitant de la septième raison), les sujets les plus concernés

et « préoccupés » par les questions de la sécurité hydrique sont, d’une part, les

entreprises multinationales privées, fort consommatrices d’eau telles que Coca-Cola,

Danone, Nestlé, Unilever, General Electric, Levi Strauss, les papetiers, les industries

chimiques... et, d’autre part, des pays « puissants » comme les Etats-Unis, Israël, la

France, la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil.... Le concept de sécurité hydrique est, de

facto, un concept biaisé, défini et mesuré en fonction surtout de la sécurité agricole,

alimentaire, économique, militaire... des groupes sociaux plus puissants. L’utilisation

toujours plus grande de la technique du dessalement de l’eau de mer s’inscrit dans

cette perspective de sécurité. Passer à une conception et une application concrète

d’une sécurité hydrique collective, pour tous,représente l’un des défis sociaux/

politiques majeurs à résoudre dans les 30-40 prochaines années.

La cinquième et la sixième raisons, indissociables, constituent l’élément central

critique de la manière de voir et de poser l’eau en tant que « question sociale » : je me

réfère d’une part, au problème de la propriété de l’eau et, d’autre part, au problème du

financement, de la gestion et du contrôle des usages de l’eau et des services hydriques

de base (eau potable et assainissement).

Voici les principales conceptions prédominantes à l’heure actuelle en matière de

propriété de l’eau :

l’eau est un don de la nature (sociétés paysannes...), un don de Dieu (mondes

chrétien, musulman...), elle appartient à tout le monde, elle est un bien commun, tout

le monde doit pouvoir accéder à l’eau, l’eau est un patrimoine de l’humanité,

l’eau en tant que ressource naturelle (la pluie, l’eau des fleuves et des lacs, des

nappes...) est un bien commun. Cependant, dès qu’il y a intervention humaine pour

transformer l’eau naturelle en eau potable ou utilisable pour l’industrie, pour les

hôpitaux, pour l’agriculture, l’eau devient un bien économique appropriable, vendable

et utilisable à titre privé,

l’eau appartient à la communauté de base (thèse des populations des villages de

l’Inde, des régions amazoniennes, des villages d’Afrique, des populations

« primitives » du Grand Nord américain/canadien),

l’eau est la vie, l’eau n’appartient pas aux humains mais les humains appartiennent à

l’eau (conception répandue au sein de toutes les populations « indigènes » du monde),

l’eau est une ressource/bien de la « Nation » (constitution de la France), bien

commun national, bien public de l’Etat, voire « bien commun de la communauté

régionale » (l’eau en Lucanie/Italie est l’eau de la Lucanie...),

l’eau est bien commun, public, mondial/universel, patrimoine de l’humanité dont

elle doit faire usage dans le respect et la sauvegarde de la vie sur la planète, pour les

générations futures et toutes les espèces vivantes.

Comme on peut le constater, les conceptions varient de population à population, entre

les pays et au sein des pays entre « collectivités locales » et l’Etat central.

Personnellement, je m’inscris dans la ligne de la dernière conception mentionnée.

Mais, ce n’est pas important de connaître l’opinion des personnes fussent-elles des

experts reconnus. Ce qui compte est l’opinion des peuples, des citoyens, ce sont leurs

choix, car les exemples donnés montrent clairement que la propriété de l’eau est

essentiellement un problème de choix de société, une « question sociale ».

Il en est de même en ce qui concerne le financement, la gestion et le contrôle de l’eau.

Pour simplifier, on peut dire que deux thèses majeures s’opposent à ce sujet.

Eau publique versus eau privée

La première - que l’on pourrait appeler « la thèse de la marchandisation de l’eau » -

part du principe que l’eau est une ressource/marchandise comme toute autre

ressource naturelle ou artificielle : la terre, le blé, les plantes, les animaux, les gènes

humains, un logo, un roman, une maison. Comme déjà mentionné, tout a une valeur

marchande, donc un prix d’échange d’où prend origine la création de richesse nouvelle

pour le capital (productif et financier). Le financement des infrastructures doit être

laissé aux utilisateurs de l’eau, aux consommateurs. Telle est la fonction du prix de

marché de l’eau en vrac et des services d’eau. Dès lors, le prix doit être fixé de manière

à récupérer tous les coûts de production (investissements et profit compris) par un

taux de retour sur l’investissement adéquat et attractif (par rapport à d’autres emplois

alternatifs du capital financier). Dans le cadre de cette conception, le gestionnaire le

plus approprié est l’entreprise privée, le public étant targué d’inefficience,

d’inefficacité et d’anti-économicité. L’idée centrale de cette thèse est qu’il faut bien

distinguer entre la propriété, la gestion et le contrôle des ressources naturelles vitales

comme l’eau. Ce qui compte pour l’Etat et l’intérêt général n’est pas tellement la

propriété (qui peut, mais pas nécessairement, rester publique) ni la gestion. La gestion

par le privé est, de toute façon, selon cette thèse, la solution la meilleure. A l’Etat doit

revenir le rôle fondamental de fixer les règles concernant le marché des services

publics et les conditions de la délégation de service public aux sujets privés, et, sur ces

bases, garantir le contrôle du respect des règles, notamment de concurrence, dans

l’intérêt des consommateurs/utilisateurs et des actionnaires. Un rôle donc de

régulateur, d’encadrement et de contrôle, en laissant aux sujets privés les fonctions de

gestion effective des usages et de la production de richesse par le marché concurrentiel

(et sa redistribution en fonction du taux de retour sur l’investissement).

Le cas des eaux de source et minérales en bouteille qui, depuis le début du siècle

dernier, sont soumises aux régimes de la concession d’exploitation de la ressource, qui

reste de propriété publique, ou de la délégation de service - montre le caractère

fallacieux de la « coca-colisation » de l’eau sur base de la séparation entre

propriété, gestion et contrôle : les pouvoirs réels de contrôle sur les eaux passent

inexorablement aux mains des gestionnaires, de ceux qui savent parce qu’ils font. En

outre, les autorités publiques - le plus souvent actionnaires des sociétés privées de

gestion - deviennent elles-mêmes prisonnières de l’impératif des rendements

financiers, se trouvant en général dans une situation de conflit d’intérêt (étant à la fois

contrôleurs et actionnaires).

La deuxième thèse – que l’on pourrait appeler « la thèse de l’eau publique » -

affirme l’intégration de la propriété, de la gestion et du contrôle, sous l’autorité unique

de l’Etat. Elle soutient que l’eau et les infrastructures de services d’eau doivent rester

de propriété publique (en tant que biens du « trésor public », du patrimoine de l’Etat),

que les services d’eau doivent être gérés par des organismes économiques publics,

d’Etat et non étatiques, soumis au contrôle des autorités préposées de l’Etat. Pour ce

qui concerne le financement, cette thèse considère que l’accès à l’eau, dans la quantité

et la qualité indispensables à la vie, faisant partie du domaine des droits individuels et

collectifs - à savoir, 50 litres/jour par personne pour l’eau potable et les services

sanitaires ; et au moins 1000 m3 par personne/an pour tous usages confondus - les

coûts correspondant à un tel accès doivent être financés par la fiscalité générale et

spécifique, selon des règles et des mécanismes clairs et contrôlables. Pour les coûts liés

aux usages dépassant le seuil des droits, il faut appliquer une tarification progressive

jusqu’à un seuil d’usage interdit car non durable et donc intolérable.

Les débats restent entièrement ouverts, surtout les choix. Après 30 ans de tendance à

la marchandisation de l’eau, on note des signes légers de résistance et de renversement

possible. C’est bien une question sociale.

La septième raison conduit à penser le devenir de nos sociétés dans le long terme

(30, 50, 100 ans...) En raison de l’accélération de l’histoire, le long terme est désormais

plus près de demain matin que du futur lointain... Elle est liée aux conséquences sur

l’eau du changement climatique. Les termes de la question sont relativement simples

eu égard à la grande complexité du sujet. Si le réchauffement de la température

moyenne de l’atmosphère dépasse les 2 ° d’ici 2100, les conditions de vie sur la planète

seront dramatiquement bouleversées et de manière irréversible : fonte des calottes

polaires et des glaciers « éternels » avec pour conséquence l’augmentation sensible du

niveau de l’eau des mers, une forte raréfaction de l’eau douce, extension considérable

de la désertification des territoires, bouleversements radicaux des cycles de l’eau,

problèmes énormes au niveau des terres fertiles, de la production alimentaire... Si

l’augmentation se situe en dessous de 1,8 °, on pourra mitiger les bouleversements

mentionnés ci-dessus sans pour autant empêcher la raréfaction marquante de l’eau

douce (on annonce le risque qu’en 2032, 60% de la population mondiale vivront dans

des régions à pénurie d’eau douce), les processus de désertification (par exemple des

régions de la Méditerranée), l’augmentation en nombre et intensité des événements

extrêmes (inondations meurtrières suivies par des périodes de sécheresse), les

mouvements importants de population (on parle de centaines de millions de migrants

environnementaux à travers le monde au cours de ce siècle).

Les stratégies de mitigation et d’adaptation, élaborées et en cours de mise en place par

les Etats et les groupes socio-économiques au pouvoir pour lutter contre le

réchauffement de l’atmosphère, tournent autour de trois grands axes :

l’axe technologique : développement intensif du dessalement de l’eau de mer,

diffusion des stations de d’épuration, nouvelle forte vague de construction de grands

barrages, le tout pour assurer , en tout cas, une croissance de l’offre d’eau douce

répondant aux besoins « stratégiques » de la croissance de l’économie mondiale ;

l’axe financier : mobilisation généralisée des capitaux privés, dans le cadre des

marchés de capitaux mondiaux libéralisés, pour garantir les énormes ressources

nécessaires pour le financement des grands travaux infrastructuraux à travers le

monde entier ;

l’axe économique : à savoir confier aux MBI (Market Based Instruments) la tâche

de réguler l’allocation des ressources disponibles de la planète par des mécanismes tels

de réguler l’allocation des ressources disponibles de la planète par des mécanismes tels

que le marché des émissions de CO2, le marché des eaux polluées, le marché des

déchets, le marché des dérivés financiers appliqués à l’environnement, à la mer, à la

protection des sols...

Il s’agit de solutions cohérentes avec les logiques aujourd’hui prédominantes définies

par les pays du « Nord » et qui, par conséquent, soulèvent de fortes questions sociales

relativement aux aspects éthiques, humains, et culturels-politiques. Les stratégies de

lutte contre les conséquences du réchauffement de l’atmosphère ne sont pas

principalement des questions d’ingénierie technique, financière et marchande, mais

d’ingénierie poltiique, sociale et humaine.

La huitième raison nous rappelle justement que tout ce qui a été dit jusqu’à présent

dans cet essai est conditionné par la mise en place ou non, et dans quelles conditions,

d’une nouvelle architecture politique et institutionnelle mondiale. Il est

manifeste que le principe de souveraineté nationale sur les ressources naturelles n’a

pas empêché les évolutions et les situations critiques et potentielles ici décrites

d’émerger et de s’affirmer. Bien au contraire. Dès lors, ce principe ne saurait gouverner

la solution des problèmes et, donc, ne peut être utilisé comme base de l’architecture

politique mondiale des prochaines décennies. Sur base de cette évidence, on ne peut

pas non plus compter sur les mécanismes de coopération internationale

intergouvernementale. Malgré les mérites incontestables accumulés ces 60 dernières

années, les agences des Nations unies présentent un bilan consolidé mitigé, qui ne leur

donne guère le droit de se considérer aptes à rester les éléments portants de

l’ingénierie politique mondiale à construire pour « gouverner » le monde.

La solution proposée par ceux qui nous gouvernent est la « gouvernance », c’est-à-dire

la mise en place d’un mécanisme de discussion, dialogue, confrontation et décision -

de l’échelle régionale à l’échelle continentale et mondiale - selon lequel tous les acteurs

concernés (appelés stakeholders/ porteurs d’intérêt) sont mis sur le même plan, y

compris les Etats, dans les processus de négociations. Le principe de « gouvernance »

s’appuie aussi sur l’adoption/acceptation par les stakeholders d’une forte dose de trois

mécanismes : l’auto-régulation et autocertification ; la soft law opposée à la hard law

et celui de « law and finance » qui attribue aux critères de rentabilité financière le

pouvoir de déterminer les formes et les contenus prioritaires de la régulation.

Autrement dit, la « gouvernance » se traduit par la marchandisation et la privatisation

du politique. Proposer que le principe de « gouvernance » s’applique au domaine de

l’eau et du changement climatique soulève une grosse question sociale.

Vers des solutions dans l’intérêt de tous les habitants de la terre

Cet objectif ne sera pas facilement atteint, mais je crois qu’il est réalisable à condition

évidemment que l’on prenne les mesures radicales qui s’imposent comme, par

exemple, celle de diminuer d’ici l’an 2050 de 60% la production moyenne mondiale

des émissions de CO2 par rapport au niveau des émissions de 1990. Difficile, cet

objectif ne sera certainement pas atteint si - sans compter les positions de la Chine, de

l’Inde, du Brésil, de l’Union Européenne - les Etats-Unis continuent à soutenir que

« le niveau de vie des Américains n’est pas négociable » (« the American way of life is

not negotiable »).

On trouvera des propositions concrètes d’action dans un document écrit, à la demande

des responsables de Tribuna del agua de l’expo 2008 de Saragosse, ayant comme titre

Le manifeste de l’eau pour le XXIe siècle. Six principes inspirent ce manifeste :

Premier principe : La disponibilité et l’accès à l’eau - à ses usages - constituent un

droit humain (universel, indivisible et imprescriptible) individuel et collectif. L’eau est

un symbole réel du caractère « sacré » que nos sociétés attribuent à la vie. L’eau est

sacrée.

Deuxième principe : L’eau appartient aux habitants de la terre et aux autres espèces

vivantes. Elle est un bien commun, patrimoine de l’humanité. Elle n’est pas une

marchandise, un bien économique marchand. Elle n’est pas « l’or bleu ».

Troisième principe : Le gouvernement de l’eau, de toutes les eaux (y compris les

eaux minérales - et des activités couvrant l’ensemble du cycle intégral de l’eau (de la

captation au recyclage-réutilisation), est de la responsabilité publique de l’Etat et, en

son sein, des communautés/ collectivités locales.

Quatrième principe : Le financement des coûts associés au gouvernement de l’eau

(de l’eau pour la vie et de l’eau pour la sécurité d’existence des communautés

humaines), doit être assuré par la collectivité, par l’Etat.

Cinquième principe : L’eau est une affaire de citoyenneté et de démocratie. Toute

politique de l’eau implique un haut degré de participation des citoyens, aux niveaux

local, national, continental, mondial.

Sixième principe : Nous devons bâtir le « vivre ensemble » et la paix à partir de

l’eau, bien commun. La mondialisation du devenir de nos sociétés et de l’humanité

appelle une éthique et une architecture politique mondiales, le rejet des guerres de

l’eau.

Présentation du

Forum

international

"Faire la paix

avec l’eau" -

Bruxelles, 12 et

13 février 2009

Peace with

water

Appel aux

organisations et

associations

actives dans le

domaine de

l’eau

Notes

[1] PNUD, Rapport sur le développement humain 2006. Au-delà de la rareté : pauvreté et pouvoir et la crise

mondiale de l’eau, New York, 2006. En édition commerciale par Economica, Paris.

[2] J’ai traité ces aspects dans une série de quatre articles ( « Pour un gouvernement des biens communs »

) publiés dans le quotidien italien Il Manifesto les 27 et 30 août et le 1er et 3 septembre 2006.

[3] Voir Riccardo Petrella, Le Manifeste de l’eau pour le XXIe siècle publié (en français, espagnol, anglais) par

l’Expo 2008 dans la série « Palabras del agua ».

[4] Lire Dessalement d’eau, dossier informatif, ministère de l’habitat, de l’urbanisme et de l’aménagement de

l’espace du Maroc, Actes de la rencontre hispano-marocaine de 2006 [http://www.matee.gov.ma], en

collaboration avec le gouvernement espagnol.

[5] Voir le site sur le golf en Espagne [http://www.alquiler-directo.com].

[6] PNUD,Rapport sur le développement humain 2007-2008, La lutte contre le changement climatique : un

impératif de solidarité humaine dans un monde divisé, New York, 2008.

Un commentaire sur « L’eau, la question sociale du XXIème siècle »

sylvain b :

27 juin @04h32

Bonjour,

Considerez-vous que la promotion de la gestion de l’eau par bassin versant "proposée" au sud para la

cooperation inernationale fait partie d’un paquet des mesures neoliberales ?

Ce debat fait rage ici en Equateur au moment de discuter la nouvelle loi sur l’eau.

Merci para avance de vos commentaires

Sylvain B.

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